Audemars Piguet : le chant du cygne ?
La réponse était convenue, mais la question était malgré tout fondée. Lorsque l’on demandait à l’un des « country managers » d’Audemars Piguet, il y a quelques temps, s’il n’était pas difficile pour la marque d’être prisonnière de l’image et du succès de sa légendaire Royal Oak, le sage porte-parole récitait sa fiche d’un air presque blasé : « Il y a tant de marques qui rêveraient, comme nous, d’avoir un modèle iconique, sans jamais y parvenir... ».
Oeillères mécaniques
La bienséance interdisait alors de répondre que la quasi-totalité des modèles Rolex sont devenus des mythes. Que tout le monde connaît au moins la Speedmaster et la Seamaster d’Omega ou la Reverso, la Memovox et la Master Compressor de Jaeger-LeCoultre. I tutti quanti.
Pourtant, l’on espère encore beaucoup de la part d’ « AP » et notamment de son nouveau CEO. François-Henry Bennahmias est arrivé il y a 18 mois à la tête de la manufacture. Pourfendeur du marché américain, dont il est sorti victorieux malgré son immensité et son hétérogénéité, l’homme a pris ses fonctions avec une feuille de route bien précise : dépoussiérer et relancer la marque. Le donneur d’ordre n’est autre que le Conseil d’Administration de la maison, mieux connu pour sa propension à l’immobilisme et à la prise de risque réduite à néant. En termes plus ‘corporate’, l’on appelle cela « capitaliser sur ses acquis ».
Genta le sauveur
Et pour capitaliser, Audemars Piguet capitalise, à outrance, même. La Royal Oak, voilà, quasiment à elle seule, l’acquis sur lequel se repose entièrement la marque. Les amateurs avertis notent d’ailleurs une césure claire dans son histoire : 1972. Avant, elle n’était que marque parmi les marques. Gérald Genta, par son coup de crayon acéré, lui a ensuite offert la Royal Oak, première montre de sport de luxe. N’ayons pas peur des mots : un coup de génie.
Il avait d’ailleurs fallu la réaction ulcérée de quelques médias online pour souligner qu’à la mort de l’artiste, Audemars Piguet se distinguait surtout par son silence assourdissant, alors qu’à lui seul, l’esprit Genta portait la marque à bout de bras depuis 40 ans. Hélas, trop rigide, la manufacture n’avait pas – et n’a toujours pas – pris le virage du numérique et n’avait rien vu venir.
Nuisible abondance
Cette Royal Oak, Audemars Piguet l’a usée jusqu’au dernier souffle. Ainsi en va-t-il de la création de la Royal Oak Offshore, variante sportive de son aînée. En somme, l’Offshore est donc une montre de sport...de sport. Un non-sens historique ?
Pour tenter de légitimer sa cadette, Audemars Piguet a pourtant redoublé d’efforts. Les versions se sont succédées à un rythme effréné (six variantes au dernier SIHH), les ambassadeurs se sont bousculés au portillon de la manufacture (Lionel Messi, Lebron James, en complément du Top 10 mondial du golf). Le succès est-il au rendez-vous ?
Retail et clients, dans l’attente du renouveau
Pour les détaillants, l’atonie guette. La mission de François-Henry Bennahmias est notamment de dynamiser (dynamiter ?) le réseau commercial qui peine à se positionner entre l’Audemars Piguet bien sage qu’elle est, et la bête d’avant-garde qu’on lui demande d’être. En témoigne d’ailleurs l’accent très net mis par la manufacture sur la céramique, depuis ses concept watches jusqu’à ses collections courantes. Et ce n’est pas fini, puisqu’Octavio Garcia, directeur artistique de la maison, annonçait au dernier SIHH du titane en collection courante pour 2015. Au final, Audemars Piguet, avec ses multiples variations techno-colorées de sa Royal Oak Offshore, n’est plus si loin d’un Hublot qu’elle tient pourtant à garder à distance respectueuse.
Pour les collectionneurs, la sanction est hélas beaucoup plus nette. Les pièces vintage, au plus proche de 1972, sont les plus recherchées. Une série A Jumbo ref. 5402ST, vendue à l’époque 20 000 francs, vaut aujourd’hui 20 000....euros. La cote continue de grimper pour la référence "5402" sans que les modèles récents n’arrivent à s’imposer avec le même panache. Même s’il faut encore leur laisser le temps de mûrir, la décote d'un modèle neuf sorti de boutique est vertigineuse (nous aborderons le sujet dans un prochain article).
En marge de cette lutte au sein de la famille Royal Oak, Audemars Piguet a pourtant commis de somptueux modèles. La Millenary est l’une des récentes créations les plus audacieuses non seulement de la manufacture mais aussi de la haute horlogerie. Un design disruptif, un mouvement de forme (adapté aux contours de la boîte, un art devenu fort rare), des déclinaisons raisonnées et justifiées (6 modèles, contre 18 pour les deux familles Royal Oak), des complications de haut vol aux côtés de modèles trois-aiguilles : Audemars Piguet maîtrise toujours la recette de l’intelligence artistique et commerciale. Il n’y a plus qu’à espérer qu’elle s’en souvienne rapidement. Etre manufacture et disposer d’un modèle iconique ne suffit plus pour avancer. Depuis longtemps.
Olivier Müller / GB
Visuels © Le Guide des Montres / AP
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